Paru dans Choisir 546, juin 2005, p. 18-21
Par Denis Müller
www.contrepointphilosophique.chRubrique Ethique
4 juin 2006
L'assistance au suicide est souvent utilisée comme un cheval de Troie en faveur de la légalisation de l'euthanasie active directe. Ces deux problématiques sont pourtant fondamentalement distinctes et demandent chacune une réponse éthique propre. [1]
Des cas récents, douloureux et difficiles (Terri Schiavo aux Etats-Unis, Jean Aebischer en Suisse) ont ravivé l'interrogation éthique sur l'assistance au suicide et sur l'euthanasie active. Le cas de Terri Schiavo a été médiatisé et politisé d'une manière fort contestable. Vu la très longue durée du coma traversé par cette malheureuse jeune femme et l'impossibilité de connaître son avis, il ne faisait guère de doute que nous avions affaire � une question d'euthanasie passive et non d'euthanasie active. L'acharnement thérapeutique se doublait d'un conflit entre le mari et les parents de Terri Schiavo, avec de sordides intérêts financiers � la clef. L'intervention du gouvernement Bush et du président lui-même relevait d'une exploitation politicienne de la situation.
Dans un contexte où l'euthanasie passive est complètement dissociée de l'euthanasie active, comme c'est le cas en Suisse, il y a longtemps que la médecine aurait libéré Terri Schiavo de sa situation sans issue, tout en respectant pleinement sa dignité, ce qui ne semblait plus être le cas dans les dernières années de sa vie au moins. Quant � la décision de Jean Aebischer, elle concernait une demande d'assistance au suicide, effectuée en toute lucidité et en toute liberté. Est-ce � dire qu'il n'y a aucun lien entre ces deux situations, sur un plan éthique en tout cas (il est clair que le contexte juridique est très différent et mériterait une attention spécifique qui n'est pas de notre ressort) ?
Bien distinguer
Il y a souvent aujourd’hui un télescopage entre l’assistance au suicide et l’euthanasie directe, deux problématiques distinctes au plan fondamental, même si elles semblent se toucher de très près dans la réalité clinique des demandes des patients en fin de vie, pour nous limiter � cet aspect. L'assistance au suicide engage d'abord une réflexion sur la signification interpersonnelle et sociale du suicide, hors de toute relation � la médecine, alors que l'euthanasie active directe doit être reconnue comme une transgression, par la médecine, de l'interdit de tuer qui la constitue éthiquement. [2]
Le fait que l’assistance au suicide, médicale ou non médicale, ne soit pas punissable en Suisse pour autant qu’elle échappe � des motifs égoïstes ou intéressés (art. 115 du CP) n’est pas, en soi, lié � la question de la dépénalisation éventuelle de l’euthanasie active directe. La proximité historique des articles 114 et 115 du Code pénal n’est cependant pas complètement fortuite (même si la genèse de ces articles, dans les années 30, n’avait pas de rapport avec les questions débattues aujourd’hui) ; il y a lieu de s’interroger sur l’écart entre la tolérance envers l’aide au suicide et l’interdit toujours valide de l’euthanasie active directe. Toute mise en parallèle par trop symétrique des deux problématiques conduit � obscurcir les enjeux éthiques en cause.
Or il est patent que des pressions, parfois légitimes et compréhensibles, souvent inadéquates et déplacées, sont exercées sur les divers protagonistes de la discussion publique, pressions qui, dans leur aspect désagréable, tendent � faire de la non-punissabilité juridique de l’assistance au suicide le levier et l’antichambre non seulement de la dépénalisation juridique, mais également de la justification et de la légitimation proprement éthiques de l’euthanasie active directe.
Touchant la deuxième problématique, l’éventuelle légalisation de l’euthanasie active directe. Aujourd’hui, la plupart des projets ou des dispositifs juridiques en discussion (y compris aux Pays-Bas) portent non pas sur la légalisation positive de l’euthanasie active, mais sur sa dépénalisation, dépénalisation soumise � des conditions extrêmement précises, sévères et restrictives. Une telle dépénalisation ne revient en effet ni � une légitimation éthique positive et générale de l’euthanasie active directe ni, par conséquent, � une cessation définitive du questionnement éthique � son sujet.
La question du suicide - évoquée dans le cadre juridique de l’assistance au suicide - est elle aussi très complexe : on ne peut, ni d’un point de vue théologique ni d’un point de vue éthique, récuser tout droit libre et personnel au suicide, mais on doit toujours reconnaître qu’un tel acte demeure une décision grave, mystérieuse et irrévocable, et qu’elle doit faire par conséquent l’objet d’une perpétuelle interrogation éthique et d’une vigilance sans relâche. En effet, le suicide n’est pas simplement le résultat univoque d’une auto-détermination, il est aussi une solution dramatique � la pesée des intérêts entre l’estime de soi, le respect d’autrui et la responsabilité sociale des individus.
On peut s’interroger � ce propos sur une certaine banalisation de la question du suicide lui-même dans la discussion sur l’assistance au suicide. A la racine, la justification éthique du suicide réfléchi et avéré repose sur la thèse de l’auto-détermination rationnelle, inentamée et incontestable du sujet. Aussi, la fascination actuelle pour la thématique de l’assistance au suicide, malgré la quantité relativement limitée de cas réellement concernés, est-elle paradoxale : au moment où la thèse de l’auto-détermination inentamée du sujet rationnel semble l’emporter dans l’espace public, le regard se concentre sur l’aide au suicide, comme si le sujet moderne était incapable de faire réellement un choix par lui-même et de se donner les moyens d’une mort libre. De ce point de vue, il est indispensable de délier cette assistance de toute finalité médicale propre.
L’éthique doit aussi questionner l’assistance au suicide sur la base d’une pesée des valeurs. L’auto-détermination n’est qu’une des valeurs en jeu ; le bien du patient, la non-malfaisance et la solidarité doivent être aussi pris en compte. Conseiller et accompagner ne signifient donc pas consentir et céder dans tous les cas. Il peut être de la responsabilité des soignants de résister aux demandes d’assistance et de mort, non pas seulement dans le cadre strict de leur profession ou de leur institution, mais également de manière plus générale et dans la visée du bien commun. Cela ne veut pas dire qu’il faille remettre en question, du point de vue éthique, la non-punissabilité de l’assistance au suicide hors de tout motif égoïste.
Une dimension sociale
Le simple fait de devoir donner de telles précisions montre bien que la confusion est vite � la porte. La proximité effective des problématiques de l’assistance au suicide et de l’euthanasie active directe, comme en témoigne leur traitement privilégié dans le champ médical et clinique, me paraît typique d’une re-médicalisation rampante de l’éthique, le recours emphatique � la notion d’aide signalant les restes de paternalisme en jeu dans le débat. Nous devons aussi éviter que notre utilisation du langage de l’assistance au suicide dans la question de l’euthanasie n’aille � l’encontre des efforts de prévention menés pour parer � l’augmentation des suicides. La thématique de l’assistance au suicide comporte en effet une dimension d’éthique sociale qui demande une attention au moins aussi importante que celle, trop individualiste et intimiste, d’une auto-détermination surévaluée et isolée de son contexte communautaire.
La question de l’euthanasie active directe n’est pas une question qui se limite uniquement � la décision d’une personne individuelle ou � la relation personnelle établie dans les soins ; elle est toujours une question publique, engageant une éthique sociale et politique. Nous ne discutons pas ici des rapports privés pouvant conduire deux personnes � se mettre d’accord sur un droit de tuer et d’être tuée, mais de la signification sociale qu’une telle décision symbolise et implique. Cela rejaillit forcément sur la question de l’assistance au suicide en institution.
Il existe bien sûr des cas, exceptionnels et graves, liés � des souffrances intolérables pour le demandeur, où un médecin, un soignant, un proche, un ami estime, en son âme et conscience, et dans un grand déchirement, qu’il lui est moralement et/ou religieusement commandé de répondre � la demande explicite du malade et de commettre un homicide par compassion. [3] Cette exception d’euthanasie [4] - expression par ailleurs controversée - est déj� une exception éthique et religieuse, avant de devenir, le cas échéant, une exception consacrée par le droit pénal. C’est pourquoi il y a lieu de désigner cette exception comme une transgression paradoxale de « l’intransgressable » [5] et jamais comme un droit ou comme un devoir général.
Une question de conscience
Il ne découle pas de ce qui précède qu’il faille passer de la légitimation éthique exceptionnelle de l’euthanasie active directe � sa dépénalisation juridique. Je ne suis pas sûr, en d’autres termes, qu’il faille absolument légiférer dans ce domaine. [6] Je dirai que toute législation future devrait laisser apparaître avec force que la justification d’une éventuelle et exceptionnelle dépénalisation de l’euthanasie active directe repose sur une transgression éthique de l’interdit de tuer, interdit qui structure notre existence sociale commune.
De mon point de vue, il n’appartient pas � des institutions médicales ou médico-sociales de devenir les médiateurs d’une institutionnalisation de l’assistance au suicide. Il y a contradiction performative et éthique entre la mission de soins et l’assistance au suicide comme telle. L'exigence de compassion ne doit pas obéir � une logique purement compulsive.
La tendance � laisser le libre choix � chaque institution est en phase avec le libéralisme éthique actuel, mais est-ce bien satisfaisant ? La clarté est ici requise si on ne veut pas céder � une tolérance molle. Cela me semble d’autant plus vrai si on admet que l’assistance au suicide demeure d’abord une question de conscience individuelle (faisant appel � l’aide de l’ami et non � la prescription du professionnel comme tel). Si le médecin, l’infirmière ou le simple particulier décide d’emprunter le chemin grave et lourd de l’assistance au suicide, ce que je peux comprendre, il faut qu’il le fasse en conscience et comme individu, non simplement ou prioritairement comme professionnel ou comme membre d’une équipe derrière laquelle il pourrait vouloir s’abriter.
Il se peut bien que, dans certaines circonstances, ce passage � l’acte ne puisse avoir lieu que dans le seul lieu d’habitation dont dispose le patient, donc en EMS. Il y a l� une tension immense entre les buts d’une institution médico-sociale et une transgression de ces buts au nom d’un impératif compassionnel privé. Quelle que soit la solution retenue, acceptons cette tension plutôt que de la réduire par des arrangements et de la bonne conscience.
Je sais bien que nous reculons aujourd’hui devant semblable conception héroïque de l’éthique. Mais la question de l’assistance au suicide nous entraîne forcément � repenser la fonction de vertus éthiques comme le courage et la solitude. On ne saurait se réfugier ici derrière des directives objectives ou derrière un consensus de façade. Après tout, l'éthique, et l'éthique chrétienne tout particulièrement, n'est-elle pas fondée sur la vérité inaliénable de la conscience libre et responsable ?
Devant des cas aussi difficiles et lourds que ceux évoqués au début de cet article, on s'abstiendra bien évidemment de tout jugement moralisateur ou hypocrite. Chacun de nous est invité plutôt � se poser en conscience la question éminemment personnelle : � la place de tel médecin, de tel soignant, de tel proche, de tel patient, qu'aurais-je fait ? quelle est ma disposition intérieure et ma détermination pratique ? quel aurait été ou quel sera, demain, le mouvement le plus intime et le plus impérieux du sujet moral que je suis ?
La question est trop grave et trop profonde pour s'accommoder d'une simple mesure de type juridique ou législative. Elle requiert une inquiétude morale permanente, bien vivante, impertinente au besoin. Telle est la dignité de l'éthique, face � la dignité de la personne.
© Denis Müller
Professeur d'éthique, Faculté de théologie, Université de Lausanne
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4 juin 2006